384ème jour de dérive
Date : 26 septembre 2007
Position: 85°18’N 003°17’E
Route fonds et vitesse: 140° et 0,2 kts
Vent: N-NW, 4 kts
Visibilité: Faible, neige, couvert
Jour: 13 heures / jour.
Glace de mer: Stable
Température de l’air: -11,5˚C
Température de l’eau: -1.7˚C
Hier, alors que l’ensemble de l’équipage était en train d’admirer une magnifique parhélie, l’effet optique est fascinant, la dernière rotation a eu lieu. Par un beau soleil, avec une légère brume au sol, le Twin Otter a atterri. Ultime approvisionnement avant l’hiver et la nuit polaire, l’avion ressemblait à une épicerie volante. Bananes, oignons, pommes de terre, œufs, lait, chocolat, bières…etc.…Un peu comme ces camionnettes qui sillonnent les villages de campagne et signalent leur arrivée par des coups de klaxons.
Quelques minutes plus tôt, devant Tara, hivernants et “visiteurs” s’étaient spontanément abandonnés à une brève mais sincère séance d’embrassades et d’accolades. Même après seulement quatre petits jours passés ensemble sur Tara, la banquise aidant, pour certains des liens s’étaient déjà tissés. Dans un tourbillon de neige le scooter des neiges partait vers la piste, des mains s’agitant des deux côtés.
D’épicerie volante, le Twin se transformait en taxis colis scientifique pour le retour. De bananes et œufs “l’inventaire à la Prévert” devenait: Deux sismomètres, un ballon et un treuil, un vieux sondeur à glace, des échantillons biologiques pour un laboratoire de Marseille, un radiomètre d’été. Dans la carlingue, à côté de toute cette masse métallique, les trois visiteurs. Le directeur logistique et l’équipe de télévision guatémaltèque. Et Il aura fallu, à l’avion rouge et blanc la totalité de la piste glacée, 400 mètres, pour arracher toute cette masse du sol. Lentement, l’aéronef s’est élevé.
Pour les dix hivernants de Tara, le départ de cet avion représentait en soi un spectacle. Et le début d’une période d’isolement. Nouvelle pour les uns, une de plus pour les autres. Car il ne devrait plus y avoir de mouvements aériens autour du bateau pendant quelques mois maintenant. Peut-être jusqu’à la sortie des glaces.
La pelle et la bête
Date : 26 novembre 2007
Position : 81°08’ N 2°41’ W
Cap et vitesse : 168° et 0,1 nds
Vent : 4,7 nds N
Visibilité : Moyenne
Durée du jour : Nuit polaire mais lune
Glace de mer : Stable
Temp air : – 30°
Temp eau : – 1,7°
S’il est bien deux amis indissociables en « Terre Arctique », c’est bien la bête (la tempête) et la pelle. Après une semaine d’activité réduite à cause d’un coup de vent, c’est avec bonheur que les Taranautes recommencent à vivre un peu plus dehors en cette fin novembre. Le programme post-tempête était écrit d’avance.
D’abord, c’est la vocation première de l’expédition, reprise de la plupart des activités scientifiques hormis l’EM 31 (mesure de l’épaisseur de la glace). Arrêt définitif. Ensuite, activité « digging » en anglais. Pelletage.
Car le vent déplace des quantités de neige impressionnantes. En une semaine, la totalité de la coque de Tara mis à part le tableau arrière a été ensevelie par une gigantesque vague blanche compacte. Le nez de la goélette dépassait à peine de la neige.
Ce matin dès 9H00, les premiers « diggers », « pelleteurs », se sont mis à la tâche pour libérer Tara de cet épais vêtement blanc. Et finalement une journée ne sera pas suffisante et de nouveaux coups de pelle seront nécessaires demain et après demain pour dégager les flancs de la coque grise.
La belle et la bête n’ont pas finis leur chassé croisé, même si pour l‘instant les prévisions météo annoncent un temps calme. En tout cas, cet exercice physique fait du bien à tout le monde. On s’aère. Le vent, la tempête c’est bien au début, mais comme après une bonne semaine de mistral dans le midi au bout d’un moment on tourne un peu en rond dans le bateau.
Mais heureusement après la tempête vient le calme…Le calme avant le retour des pelles et de la bête.
Éternelle idylle ?
Date : 6 décembre 2007
Position : 80°22’ N 2°43’ W
Cap et vitesse : 229° et 0,2 nds
Vent : 8,3 nds E
Visibilité : Nulle
Durée du jour : Nuit polaire
Glace de mer : Instable
Temp. air : – 9,8°
Temp. eau : – 1,7°
Non, soyons sérieux. L’histoire entre Tara et la banquise ne continuera pas éternellement. Certes, ce n’est plus une aventure, au bout d’un an et demi c’est devenu une relation à part entière. Mais c’est inexorable, que la banquise le veuille ou non, nous assistons à la chronique d’une rupture annoncée. Les deux amants profitent encore de chaque seconde, tout comme leurs pages (et oui c’est nous, les Taranautes !).
Tara, fière goélette polaire battant pavillon français regarde fixement vers le sud. Comme un capitaine veut mener à bon port sa cargaison, accomplir sa mission, il ne quitte pas des yeux la destination finale.
Mais là ou la banquise est maline, c’est que Tara peut bien regarder obsessionnellement vers le sud, c’est elle qui lui dicte sa direction. Elle qui tient la barre. Elle l’a pris dans ses flancs depuis plus d’un an, entouré d’un amour dur mais dans l’ensemble sans failles, alors elle estime avoir quelques prérogatives.
La principale d’entre elles, c’est qu’elle ne va pas laisser partir son amant comme ça, sur un malentendu, un coup de tête.
Alors que l’eau libre serait maintenant à 60 km de la coque en aluminium et bien ce matin elle lui faire du sud-ouest. Pour faire durer le plaisir. Elle n’est pas prête, elle s’est habituée à sa présence. Même métallique, sa coque fait désormais parti de son corps blanc. Pourtant, ce n’est qu’une dernière valse polaire. Pour repousser un peu plus cette date. Mais dans une, deux, trois ou quatre semaines au mieux, elle devra faire le deuil. Des vents de nord-ouest sont annoncés. Elle devra rendre forcément Tara à la civilisation.
Seul son bel amant résistera ensuite à la chaleur des eaux de l’Atlantique nord. Elle, dans un cri désespéré, une complainte finale se fondra définitivement avec son élément initial, l’eau. « Tu es née eau, tu redeviendras eau », ce pourrait être son épitaphe.
Car, celle qui choisit chaque jour le cap de ce bel hidalgo d’aluminium, au nom qui claque comme un talisman ou celui d’un dieu maori, celle qui se joue de cette proue fière tournée vers le sud, c’est elle qui finalement ne survivra pas à la fonte de cette union. Elle sait « qu’elle ne porte la culotte » encore que quelques temps. Ce n’est pas qu’elle est autoritaire, elle est trop puissante pour ce genre de travers, mais choisir le destin de la « glacionef », c’est s’assurer encore quelques heures d’intimité avec elle.
En réalité, la passion qui consume la banquise, ce rêve d’une éternelle idylle, vient tous simplement du fait qu’elle se sait mortelle. Alors que pendant des mois, elle a choisi avec malice, sans alternative, la destinée de son Apollon. Demain elle perdra tout. L’amour, la vie.
Pure passion. Force de l’instant présent. C’est peut-être comme ça que la glace a trouvé le chemin de l’éternité. Par la force de ses sentiments.
Le pot d’alu contre le pot de glace
Date : 15 décembre 2007
Position : 79°16’ N 3°11’ W
Cap et vitesse : 350° et 0,2 nds
Vent : SW 12 nds
Visibilité : Bonne
Durée du jour : Nuit polaire
Glace de mer : Instable
Temp. air : – 0,44°
Temp. eau : – 1,7°
Depuis la débâcle de cette semaine, et après une nuit de calme total, une lutte sans merci semble commencer entre Tara et la glace. Aujourd’hui et particulièrement en ce moment alors que j’écris ces lignes, les cloisons de ma cabine résonne de pressions énormes continues. A un nouvel assaut succède un autre, toute la cabine entière vibre et Tara bouge en même temps. C’est vraiment très impressionnant et je pèse mes mots. Toute la structure du bateau est compressée et tremble de toute part. Tiens bon Tara ! D’un coup plus rien. Et puis de nouveau quelques craquements. La glace, «classe », prévient avant son nouvel assaut. Puis se déchaîne alors une puissance colossale. On dirait qu’elle veut tout broyer. Montrer sa puissance coûte que coûte quel qu’en soit le prix. Sans conscience. Le seul patron ici. Seigneur sur ses terres. Nous sommes clairement des intrus. Des visiteurs. Mais quelle chance d’assister à tout ça.
Hervé Bourmaud, le capitaine de Tara fait des rondes, vérifie s’il n’y a pas de voies d’eau. Dans ces moments là on a l’impression que tout peut arriver. Une partie de votre esprit toujours contrôlé par l’autre se met à imaginer le pire. Il faut dominer sa peur, ne pas paniquer. Mais ces compressions ont quelque chose d’angoissant, de terrifiant même. On discerne d’un coup encore mieux la force de ce qui nous entoure. Ça glace le sang sans mauvais jeu de mots. J’ai l’impression qu’après la quiétude de ces derniers mois notre rendez vous avec les éléments a commencé.
En tout cas nous sommes vraiment dans le détroit de Fram maintenant, et l’aventure sportive que nous promettaient les spécialistes polaires si nous suivions les côtes groënlandaises parait engager.
Hier nous comparions ces frottements aux aboiements d’un chien, à une vieille porte qui se ferme doucement ou encore à des frottements de bateau contre un quai ; Aujourd’hui, nous avons maintenant l’impression d’être dans un énorme étau. Gigantesque au pouvoir titanesque.
Depuis la débâcle et avec l’arrivée de vents d’est ce matin, la glace s’est à nouveau refermée autour de Tara. La débâcle est désormais du passé. Elle ne lâche pas l’affaire. Pas question que « la baleine » (Tara) se fasse la malle aussi vite. La glace usera de son pouvoir jusqu’au bout. Est-ce un baroud d’honneur ou le début d’une descente groenlandaise musclée.
Wait and see !
Tara fatiguée, Tara secouée mais Tara libérée !
Date : 21 janvier 2008
Position : 74°12’ N 8°59’ W
Cap et vitesse : 36° et 5 nds
Vent : 15 nds
Visibilité : Bonne
Durée du jour : Nuit polaire
Glace de mer : Stable
Temp. air : – 6°
Temp. eau : – 1,7
Il est 17H00, heure de Paris nous faisons cap au nord-est. En eau libre. La bataille avec la glace, ou gagner quelquefois dix mètres était une grande victoire, est terminée. Tara a livré un combat de titan. Pendant une journée complète.
Car, c’est aujourd’hui vers midi que l’ « ice-edge » ( la frontière entre la glace et l’eau libre) a petit à petit montré les contours de son visage. Les plaques de glace étaient beaucoup moins nombreuses, le slalom continuait toujours avec un équipier en vigie à l’avant relayant des informations au barreur. Mais un canal central toujours plus large vers l’est se dessinait. Les blocs de glace étaient visiblement en fin de course, certains se transformant en sculptures étonnantes dans leur lente mais inexorable mort, goutte après goutte.
A bâbord la lune se reflétait dans l’eau, alors qu’à droite de la coque, les rayons du soleil baignait quelques nuages dans une aube marine. Rouge et dorée. Malgré le regret de quitter le pays des glaces, l’océan nous accueillait déployant ses plus beaux atours.
Il aura fallu une journée à Tara et ses équipiers pour se frayer un chemin entre les plaques et les blocs de glace, mais 40 miles plus loin cet effort à payer.
Devant l’étrave de la goélette, il y a maintenant 400 miles pour rallier Longyearben. Des vents de Nord-est, donc de face sont annoncés sur le chemin.
Nous repassons cette nuit en quart de quatre heures après une journée et demi passée en quart de six. Mais il n’est plus nécessaire de déployer la même énergie qu’avant. Une énergie qu’il faut maintenant gérer jusqu’à l’arrivée dans les Iles Spitzberg. Gérer la récupération. Comme on dit en course : ça sent l’écurie, mais il reste à donner le dernier coup de rein. A la vitesse actuelle, nous devrions arriver mercredi ou jeudi. Que l’on soit à bord depuis un an et demi, huit mois ou quatre ça va de toute façon faire drôle.