Lundi 22 janvier 2008
On est sorti ! Mise en route du moteur tribord vers 13H00 hier. La glace était plus clairsemée autour de nous. Il faisait assez doux ce qui a accéléré sa fonte. La décision avait été prise dans la matinée de mettre en route et d’essayer de fendre la glace devant l’étrave.
Après plusieurs manœuvres pour mettre Tara dans le bon sens vers l’Est, la coque a commencé à s’animer, un sillage est naît. Après un an et demi d’immobilité de surface, la goélette s’est relancée comme si elle s’était arrêtée hier. Après quelques premiers mètres assez faciles, où le bateau réussissait à pousser les plaques de glace, nous sommes entrés dans des zones beaucoup plus ardues.
Pour trouver la bonne route, trois hommes ont été postés à des endroits stratégiques, une vigie à la proue, Hervé le Goff. Grant en vigie en hauteur, dans le nid de pie et Hervé Bourmaud à la barre. À sa grande satisfaction, le capitaine retrouvait enfin le fonctionnement normal d’un bateau et les responsabilités qui vont avec.
Tout ce beau monde communiquait par VHF pour essayer d’orienter au mieux la coque dans le dédale de plaques de banquise.
Je ne le savais pas encore, mais c’était une nuit et une matinée exténuantes qui s’annonçaient pour moi. Pendant toute cette période, deux équipes calées sur des quarts de six heures se sont relayées à ces postes.
Je me rappelle de cette lutte menée sans rien lâcher une bonne partie de la nuit, pour éviter des blocs de glace, les pousser, monter quelquefois dessus et attendre que Tara en redescende, au milieu d’un amas de gros glaçons. Quelquefois du billard à cinq bandes. Un moment fascinant à vivre en tout cas. Mettre le cap sur la gauche ou la droite était à chaque fois un pari mais Tara, docile soldat du froid, réagissait à merveille, faisait le job.
Ce combat a duré la nuit entière, je me souviens de mon quart alors que j’étais au poste de vigie avant. Hervé, le capitaine, était toujours à la barre depuis le départ sans d’autres points de repère autre que ce que je lui disais dans la VHF. Je la tenais au bout de ma main qui luttait contre la gelure : Barre à bâbord 2°. Pousse les glaçons avec le moteur. Machine 0. Essaye de glisser sur tribord 5°, sinon on va se manger un gros bloc.
Danse avec les glaçons. Un slalom inoubliable sous une pleine lune (quelle chance !) qui nous permettait de voir très correctement en revanche.
Le lendemain, quand je suis revenu au poste de vigie pour le quart suivant, j’avais récupéré à peine de la nuit dernière. Minh Ly était malade et ne pouvait pas prendre son quart, alors j’ai du la remplacer.
Je comptais les minutes, j’étais épuisé. Je me suis assis sur le pont il y avait de moins en moins de glaçons on était sur l’ice-edge. La route était quasiment libre et j’ai eu le privilège de conduire Tara en dehors du dernier cercle de glace. Comme des petits cairns qui balisaient le chemin de sortie du pays des glaces. Et puis ce grand spectacle : D’un côté les rayons du soleil encore sous l’horizon, qui nous récompensait d’une belle lumière douce et orangée, une aube comme on en avait plus vu depuis longtemps.
De l’autre la lune, l’astre de la nuit polaire éclairait avec conviction sa partie du ciel. Les deux astres offraient un spectacle aux atours très différents mais aussi beau l’un que l’autre, chacun à sa manière. Deux versions d’une ode à la beauté de la nature. Sans aucune rivalité entre le deux acteurs.
Tara voguait alors en eaux libres. Fin du combat.
Sortir de la glace, ça se mérite, ça ne se fait pas comme ça.
On doit s’acquitter de quelques formalités avant de quitter les lieux, ce qui fait qu’on ne peut pas partir comme un voleur. Impossible d’éviter la réception de l’établissement, un minimum de dialogue, de donner un peu de sa personne.
C’est la moindre des choses que de remercier ainsi ce monde gelé. Politesse, respect et tout simplement art de la relation. Après tant de mois passés ensemble, ça n’aurait pas de sens de fuir sans y mettre les formes, sans élégance.
A partir de ce moment, j’ai commencé à récupérer un peu, surtout qu’en fin de journée, nous sommes repassés en quart de trois équipes sur quatre heures. Ça tombait bien. Pendant tout ce temps depuis la veille, j’avais alimenté en même temps le QG parisien en articles écrits, envoyés par satellite au fur et à mesure de notre avancée.
Aujourd’hui mercredi, nous avons parcouru plus de 300 miles depuis notre départ de Port banquise, et nous nous approchons à huit nœuds de la terre, de Longyearbyen. Je reviens donc aux îles Spitzberg, ma base de départ, pour rejoindre Tara en avion. Il y a cinq mois à peine, mais avec ce que j’ai vécu cela représente un monde.
C’est une veillée d’armes parce que nous allons bientôt retrouver la civilisation, encore à petite dose. Un dernier sas avant Lorient où là ce sera sûrement un choc !
Mardi 8 janvier 2008
Nous sommes toujours en dérive.
Avec la fin des fêtes, nous avons remis le safran tribord. Le bateau pourra donc, le moment venu, naviguer et nous ramener à bon port.
Une succincte manipulation océanographique a été faite aujourd’hui, mais l’expédition n’a plus grand chose de scientifique.
Je me suis investi à fond dans un nouveau projet qui m’occupe énormément. Un film court sur les Taranautes, sur la base des rushs que j’ai tournés depuis mon arrivée à bord.
En dehors des corvées de la communauté à réaliser, j’ai encore une occupation à moi. Mon univers de rêve, de création. C’est important pour moi.
Malgré tout, je crois qu’il faut que nous sortions de la glace sans trop tarder maintenant. Nous n’avons plus vraiment de raison d’être ici. Ça reste magique et très agréable de marcher sur la banquise, mais je trouve que ça n’est pas suffisant. L’aventure, la vie sur la glace, la nuit polaire, c’est derrière. Je ne suis pas pressé non plus de quitter la planète des glaces. Peut-être ne la reverrais-je plus jamais de ma vie ?
Mais quand même, j’ai hâte de naviguer avec Tara que ce soit vers Lorient ou ailleurs. Qu’il y ait de l’action, du nouveau.
Sinon le moral est bon, je prends toujours beaucoup de plaisir à faire de la photo, à écrire mes logs, à monter et faire ce film actuellement.
Que sera ma vie au retour ? Ce que j’en ferai ! Je suis libre de choisir quelle vie je veux mener. A moi d’être courageux et de faire le pas vers autre chose si j’en ressens le besoin. Animo et avanti populo!
Mercredi 26 décembre 2007
Les fêtes sont passées et bien passées, et elles ne sont pas finies : demain, ce sera l’anniversaire de Marion, suivi du réveillon du nouvel an.
Ces fêtes sont tombées à point nommé après une période très calme, trop calme. Après
l’ice-break, tout le matériel scientifique a été remballé. Ceci a considérablement réduit la charge de travail. Le rythme donné par toutes ces manipulations scientifiques était important pour tout le monde finalement. J’avoue qu’à cause de cette inaction, j’ai commencé les fêtes avec le moral dans les chaussettes. La vraie grosse bonne déprime.
Mais le 23 décembre au matin, jour de mon anniversaire, les idées qui avaient été lancées la veille, parmi lesquelles se déguiser en gaulois, ont resurgies. Sam et Minh Ly, m’ont poussé à les finaliser. Bien leur en a pris. Merci à vous deux !
La création de mon déguisement m’a pris la matinée, des tresses rousses en corde de parachute peintes à la bombe de peinture orange Tara, par Sam. Un casque de montagne prêté par Grant enrobé d’alu avec deux petites cornes en carton sans oublier une crinière de loup, arctique oblige.
Restait à trouver la ceinture et le collant blanc et bleu ciel. Qu’à cela ne tienne : un collant prêté par Marion, une ceinture de Hervé B. alias le Péchou, des chaussons d’Elie et voilà notre bon gaulois incarné, sous mes traits, en Arctique s’il vous plait !
Un nouvel album à imaginer peut-être !
De mon côté, j’ai aussi relancé notre rouquin du bord Hervé le Goff, surnommé à juste titre Astérix pour qu’il se trouve aussi un déguisement. Et le Péchou a marché aussi, il s’est déguisé en Ordralfabétix, pêcheur du village gaulois. On s’est donc retrouvé à trois gaulois dans cette soirée d’anniversaire arctique !
Marion avait concocté un excellent bœuf bourguignon. On a chanté une chanson que j’avais écrite sur un air des Rolling Stones « Streets off love ».
Une chouette soirée vraiment festive qui s’est terminée tard après de nombreuses tournées.
Du coup, le moral était bien remonté, galvanisé en plus par quelques cadeaux : des boules colorées pour jongler confectionnées par Sam, un bon pour faire douze photos avec l’appareil photo d’Elie, une cuillère russe de Sasha, un porte-plat tissé par Minh Ly, de superbes pantoufles offertes par Agnès B. Merci tout le monde !
Le lendemain c’était Noël, on était tous un peu crevé du coup, mais c’était sympa aussi. Plus classique, dirais-je. Une belle table, de jolies bougies, des magrets de canard avec un bon Bordeaux. Une bonne glace pour finir, fabrication maison de Marion.
Et de nouveaux cadeaux : un opinel offert par Grant avec gravé dessus Tara, un petit bateau du Péchou (Hervé B.) avec ile d’Yeu (sa base) écrit sur la coque. Belle soirée aussi, tout ça s’est terminé un peu moins tard.
Et le lendemain, on enchainait encore avec un super gigot d’agneau origine New Zealand, fait par Grant, un kiwi !
Aujourd’hui, bien lestés, Sam et Grant ont plongé en dessous de la coque et demain ils remettront ça. Ils vont essayer d’enlever la cage en acier qui entoure l’hélice tribord, elle a été endommagée. Sinon la coque est désormais bien dégagée, sans quille de glace.
Nous continuons à descendre plein sud-est en longeant le Groenland. J’aimerais beaucoup finir cette odyssée glacée en Islande, ce serait bien.
Peut-être que dans quelques jours nous reprendrons les sondages océanographiques : notre respiration, le pouls qui rythmait notre vie à bord.
Notre vie à nous bien est bien différente de la glace qui respire. Elle s’étire et chante quelquefois en se servant de mille sons différents, de mille accents, de mille sonorités.
Demain c’est l’anniversaire de Marion avant le jour de l’an. Tiens bon mon foie stp !
Mardi 18 décembre 2007
Il y a comme qui dirait de la tension dans l’air à bord de Tara. D’abord parce que les activités scientifiques sont stoppées. Plus d’océanographie, uniquement des capteurs pour mesurer l’ozone.
Ça réduit considérablement la charge de travail et a pour conséquence aussi de ne pas fatiguer assez les hommes. On a moins d’appétit, on tourne un peu en rond en général.
Je reste actif avec soit des prises de vues caméra, soit de la photo. En ce moment, j’écris moins, il faut dire que c’est le statu quo total : on est à une quarantaine de kilomètres de l’eau libre, mais Tara ne semble pas prêt à quitter la glace. Comme pour prolonger notre plaisir.
Serons nous à Longyearbyen ( Iles Spitzberg) dans une semaine ou un mois ?
Personne ne peut le sait. Belle leçon pour une expédition scientifique. C’est la nature qui de manière encore plus apparente ici, décide de notre destin.
L’ambiance est donc un peu électrique en ce moment, je me suis personnellement un peu échauffé avec une personne du bord. J’estime qu’elle me prend vraiment pour un con. J’en ai marre qu’on traite mon métier et donc moi, de charlot.
Je ne suis pas un charlot, je suis un professionnel. Je ne prends pas les gens pour des marionnettes, et je ne fais pas dans le spectaculaire. La réalité me suffit. Je suis fatigué de tous ces poncifs.
Avec les autres, ça va plutôt bien avec des hauts et des bas. Les relations humaines classiques. Donc, sur dix personnes, je ne m’entends vraiment pas avec une. J’ai de la chance je trouve avec ce score. Mais je sens bien qu’il faut que nous sortions assez vite de la glace maintenant. L’inactivité mine les esprits.
Aujourd’hui, je suis monté à la deuxième barre de flèche du grand mât de Tara. Un réel effort pour lutter contre cette peur qui me tétanise quand je suis en hauteur. Ce n’est vraiment plus mon truc. Cette envolée a d’ailleurs permis de belles prises de vue en noir et blanc. J’avais installé des projos de télé sur le pont. Ils éclairaient dans la nuit, la glace.
Ce soir le vent est là. C’était bien de faire ça avant cette tempête qui arrive. Peut-être que dans quelques heures nous aurons quitté la glace, alors pas de regrets, c’est fait.
Si nous sortons d’ici la fin du mois, nous devrions être à Lorient pour le 2 février, c’est la date de retour officielle.
Côté perso, la réflexion suit son cours. Ce que j’aimerais à l’avenir, c’est pouvoir travailler à mon propre compte. Je crois que la photographie, l’écriture, la réalisation, ce cocktail peut-être l’étape professionnelle suivante. On dirait que ça se précise.
En attendant, on vient de me proposer ce soir de faire le père noël pour les fêtes sur Tara. Un job à saisir tout de suite ! 41 ans bientôt et père noël de Tara. Je suis vraiment sur la bonne voie !
Vendredi 14 décembre 2007
Aujourd’hui, alors que je me suis peut-être cassé le petit doigt du pied gauche, j’ai compris une nouvelle chose. La vie est trop belle et rien ne sert de se la pourrir avec des jalousies. Je sais que je suis un bon journaliste, un bon professionnel.
Ce n’est pas une poussée de prétention, ce sont les autres qui me le disent, soit par leurs encouragements, soit par leur jalousie.
Je me dois de me servir de ce talent. D’abord parce que ça m ‘apporte une joie immense, ensuite parce que depuis quinze ans ça me permet de vivre, de me loger, de manger à ma faim. Il ne faut pas avoir honte de ce qu’on a de bon, de ses compétences, bien au contraire.
C’est en plus le meilleur moyen d’assumer le mauvais, ses défauts, il ne faut pas s’en cacher. En un mot, pas le choix : il faut essayer de s’accepter tel qu’on est. Même si on ne ressemble pas à ce qu’on imaginait, à ce dont on rêvait.
Mais les qualités, les dons, il est essentiel de s’en servir et de les développer. Je suis un homme indépendant, je ne suis sous la coupe de personne. Le chemin que j’ai parcouru jusqu’à présent je ne le dois qu’à moi.
Je suis déjà tombé mais je me suis relevé. Je retomberais peut-être.
Mais je peux me regarder dans une glace (de banquise !). Je n’ai pas tué, je n’ai pas commis de crimes ou de délits majeurs. J’ai fait du mal bien sûr, mais aussi du bien.
Je ne suis pas un saint. Mais je sais respecter et apprécier la générosité, l’honnêteté, la tolérance. Ce sont des valeurs qui me font croire en la vie.
41 ans bientôt. Une nouvelle période de ma vie s’ouvre et je veux qu’elle soit agréable. Bien vivre. Ne pas rentrer en conflit avec ceux qui vous jalousent. Se défendre quand c’est nécessaire, mais toujours se faire fort de respecter les autres. Essayer de rester juste pour avoir la paix, parce que c’est aussi leur faire trop d’honneur que de perdre du temps avec ceux qui vous haïssent.
Allier aussi la passion de raconter, d’admirer, de capturer la réalité avec une rencontre et peut-être une vie de famille. Compliqué, mais pourquoi pas !?
Pour cela je dois rencontrer une femme qui aime mes qualités et supporte mes défauts. Qui aime ce vent de liberté qui soufflera toujours dans ma tête. C’est mon ADN, une question de survie.
L’aventure humaine continue à bord de Tara. Supporter ceux que j’apprécie peu tout en restant ouvert et pas en guerre et, profiter au maximum des autres. Savoir dire non, s’opposer sans être en guerre. Répondre quand c’est nécessaire, ne jamais tomber dans la facilité, le raccourci intellectuel, le j’accuse sans savoir. La vindicte populaire ou pas. De toute façon, la haine facile et grossière. Bref, au quotidien ici, c’est une grande école de vivre ensemble. Il était temps de pouvoir profiter d’un tel stage !
La vie est belle. Je suis heureux d’être venu ici pour vivre une très grande aventure et avoir l’impression tout simplement de vivre ma vie. Je ne veux plus avoir l’impression de vivre ma vie en pointillés, par épisode espacé.
Tous les jours, j’apprends d’apprendre à mieux vivre. Ne rien devoir, rester libre faire par soi-même, partager et profiter des relations avec les autres.
Écouter, vibrer, boire et s’enrichir toujours plus de cet alcool qu’on appelle la vie.
Je me fous qu’un jour ce journal de bord soit publié ou pas, ça n’a pas d’intérêt. Je voudrais simplement qu’il soit lu par des gens que j’aime et même des gens qui ne me connaissent pas. J’aurai raconté des choses intimes sans censure. Essayer d’expliquer un peu mieux qui je suis. Avec mes défauts et mes qualités. Je suis un fou de la vie, fou de vie. Un passionné comme mon père.
Mais au fait où en est Tara ? Je ne parle que de moi. Tara a quitté cette semaine pour la deuxième fois sa gangue de glace. Pas vraiment comme la première fois d’ailleurs. Cette fois la glace s’est beaucoup plus cassée, comme un vrai miroir.
Et Tara est ce vendredi soir libéré de son étau blanc. Je crois qu’on va savoir sous peu avec ces vents de sud-ouest annoncés si on rentre à la maison ou pas.
Je ne suis pas pressé. Retrouver la France en plein bras de fer syndicalo-sarkozien. Ce n’est pas particulièrement épanouissant.
Et ma vie à Orléans ? Il va falloir faire des choix je crois. Aucun intérêt de continuer dans cette solitude submergée de travail qui m’épuise. C’est comme quelqu’un qui brûle sa vie pour ne pas avoir à trop se poser de questions. Certes, le boulot est intéressant avec un salaire amplement mérité mais correct, une belle maison.
Mais tout ça n’est que matériel. Je ne ressens pas de vraies, bonnes, vibrations comme ici. Réflexions à mener. Qu’est ce que j’ai bien fait de venir sur la banquise. Et ça je le dois aussi à mon employeur qui me permet ça. A penser. A méditer.
Avec toute cette cassure du pack aujourd’hui, notre espace de jeu s’est considérablement réduit.
Mais sur le plan perso c’est de plus en plus clair, la dérive arctique pendant la nuit polaire c’est avant tout une aventure intérieure. Humaine et intérieure.
C ‘est ça le cadeau de cette exploration. Un moment unique de recul, loin du tumulte d’une société toujours en quête d’elle même. De nouvelles idées, des valeurs retrouvées. Un peu d’analyse, de réflexion, de méditation grâce à cet isolement. Mais on ne peut pas vivre toujours sur la banquise ! On n’est que de passage ici.
Je pense actuellement à tous ceux qui m’ont précédé et se sont battus pour me faire vivre, et aussi me transmettre des idées. Mon père, mon grand-père maternel ont particulièrement réussi cette transmission, chacun à leur manière. Juliette, ma grand-mère maternelle aussi. Ma mère. Quelle qu’ait été mon enfance, m
erci à eux.
Mon pote Rafaele Ranieri aussi. Les deux Vincent : Gollain et Mounier également. Ce sont de vraies personnes généreuses, entières. Ils existent. Jacques Cassard et Marie-Claude Desnier, mes cousins à la mode de Bretagne. Mes sœurs, Julie et Charlotte et leur mère, Françoise. La famille Michel Ortolan. Nicole, Aimée et Maxime Dalbrut.
Merci à vous tous et à ceux que je n’ai pas cités, je suis là grâce à vous. À votre soutien sans failles (de glace !). Je n’oublie pas Anne Juret, mon mentor pour le yoga et le zen.
Profitons encore de ces moments de dérive pour apprendre à vivre avec les autres et réfléchir à ce que je veux faire de ma vie après. Pour l’instant, je pose la plume et dodo.
Vendredi 30 novembre 2007
Après notre escapade vers l’ouest, nous sommes redescendus un grand coup vers le sud. À grandes enjambées. À force de regarder fréquemment les chiffres indiqués par le GPS, j’ai l’impression que nous sommes aujourd’hui vraiment portés par le courant du détroit de Fram. Même quand il n’y a pas de vent comme depuis plusieurs jours, nous dérivons assez vite.
Depuis l’ice-break, la glace s’est totalement reconstituée. Ce n’est pas pour autant que nous nous promenons très loin de Tara. Les sorties ski ne sont plus au programme depuis quelques jours. En fait, la glace peut bouger à tout instant, alors les recommandations sont : prudence et prudence !
Le rythme de la nuit polaire suit son court. Mais j’ai remarqué qu’après la semaine dernière, une semaine entière de tempête, il m’était très difficile de reprendre le rythme habituel. Je me suis senti fatigué en ce début de semaine.
Comme nous sommes en plus de corvées de glace, l’une des activités les plus physiques du bord, ça ne tombe pas bien. Mais il faut faire face. Ces sorties font du bien au moins au moral et puis les siestes et les nuits sont là pour corriger le tir.
D’autant que ma partie com’ est aussi particulièrement relevée cette semaine. J’ai plusieurs commandes de films et toujours bien sûr les logs à écrire. C’est une semaine carrément sans photos noir et blanc, je n’ai pas le temps.
Les images de blizzard que j’ai tournées récemment en vidéo ont été particulièrement appréciées par le QG à Paris. Top !
J’ai quand même la sensation de tourner un peu en rond. Je crois finalement que tant que la glace ne bougera pas à nouveau, sauf autre événement majeur, mon journal de bord et les photos noir et blanc seront les deux hobbies les plus créatifs dont je disposerais.
L’ambiance à bord reste bonne, même si de l’eau a déjà coulé sous les ponts. On commence forcément à se connaître un peu mieux alors des affinités se confirment suivant le film des évènements.
En fait, il y a toujours des tensions autour de la communication. Les films, les logs, les demandes de Paris. Quelquefois à tort ou à raison, avec ou sans justesse. En tout cas ce qui est sûr c’est que ça agace Grant, le chef d’expédition. Il m’a demandé qu’on évite d’en parler à table, il trouve que ça met une mauvaise ambiance.
Je respecterai cette demande. Je suis pour la paix des ménages et du bord. Mais j’ai bien sûr mon opinion là-dessus. Si vraiment c’est nécessaire, que je me trouve interpellé ou questionné je ne me priverais pas quand même de répondre, si c’est important. Sinon je m’abstiendrais.
Ce qui est reproché aux commandes com’ de Paris, c’est que ce qui est raconté sur le site ne serait pas assez conforme à la réalité vécue sur le terrain. Ce sont les thèmes de certaines vidéos et logs qui sont contestés. Même au pôle, on rencontre ces distorsions entre centre de décisions et opérationnels. Mais nous sommes ici sous contrats, employés par Tara, ce sont eux les boss, point barre.
Ça ne sert donc à rien de ressasser ses états d’âme. Cela renforce encore ma conviction que la photographie noir et blanc et ce journal de bord sont ici mes deux vrais espaces de liberté, il faut que je les soigne particulièrement.
Il y a quelques jours, nous parlions de prévisions de sortie vers la mi-décembre, il se trouve que nous allons franchir le 80 °N ce week-end, donc début décembre. Quinze jours d’avance sur le programme et en même temps nous sommes beaucoup plus ouest, et longeons la côte du Groenland. Atterrirons-nous à Longyearbyen (îles Spitzberg) ou en Islande ?
L’Aventure de Tara, c’est avant tout ça, ce suspens : Où et quand cette expé s’achèvera ?
De l’avis général en tout cas, une sortie islandaise ne déplairait pas à l’équipage.
Et Noël ? Sur la glace ? C’est aujourd’hui assez probable. J’aurai 41 ans en mer et sur la glace. Magique !
Aujourd’hui, une plongée sous glace avec caméra est programmée pour Sam et Grant. Cameraman sous-marin à la ville (un peu frustré donc), je ferais la sécurité surface. J’intègrerai ensuite ces images de Grant dans un prochain film.
Dimanche 18 novembre 2007
Tout schuss dans le sud-est, diraient des skieurs aussi rompus au dialecte maritime. On est à 0,4 nœuds environ et on descend sans arrêts depuis deux jours. La tempête bat son plein depuis hier soir avec des rafales pas du tout prévues par les grib météo (bulletins météo reçus par satellite).
Il y a eu, selon ceux qui étaient de quart cette nuit, des pointes jusqu’à cinquante nœuds. Dehors ce n’est que tourbillon de neige. Le blizzard règne en maître et chaque pas se fait avec prudence et courage, surtout un équipement minimal : masque de ski, grosse parka, Sorel, les Moon-boots de la banquise.
Ce matin, (il était midi ! ) brioche au chocolat au petit-déj’. Couché minuit, levé midi, moins le quart, par pudeur. Une nuit de douze heures comme ça sans difficulté, alors que la veille il n’y avait pas de fêtes.
Je crois que c’est l’une des conséquences biologiques principales de la nuit polaire. On dort beaucoup plus. Pourtant ces derniers temps, les efforts physiques me semblent moins forts et violents qu’à mon arrivée. Nous avions alors déplacer tous ces drums de kérosène et ces parachutes.
Mais revenons à notre cap et vitesse. Les dernières prévisions du modèle Tholfsen (Nom d’Audun) donne toujours une sortie aux environs de la mi-décembre, peut-être fin décembre. Ces derniers jours montrent que les choses pourraient s’accélérer au fur et à mesure que nous entrons dans le détroit de Fram.
Si nous continuons à ce rythme, ce que personne ne sait, il se peut que nous sortions des glaces avant même cette prévision. Noël aux tisons du bord ?
Ce qui est certain, c’est que cette partie de l’expé ne ressemble à aucune des deux autres. Nous avons vu les films tournés avec les autres équipages cette semaine.
La première équipe : celle des pionniers. Ils ont vécu une expérience initiatique dure et mystique. La deuxième : équipage plus jeune. Du sérieux mais des conditions climatiques plus clémentes. Une team aux allures d’un camp d’été, au pôle nord.
La troisième : moyenne d’âge plus élevée et présente peut-être pour quelques mois à peine (la dérive semble encore s’accélérée. Elle durerait et six mois de moins que les prévisions initiales). Mission pour cette dernière équipe : le bouclage de la boucle, la finition, la patine sur quelque chose de presque déjà écrit. D’opérationnel et de fonctionnel. De construit.
A moins que le détroit de Fram, ne soit vraiment l’une des nouveaux épisodes forts de cette odyssée glacée. Ça nous sortirait peut-être d’une certaine routine. L’ice-break d’il y a quelques jours (j’ai du mal à être précis, ça aussi c’est un effet de la nuit polaire) avait apporté au moins un peu de sport.
L’aventure est surtout pour l’instant intérieure. Beaucoup de choses s’éclairent. Petit à petit, le fait d’être loin des turbulences de la vie urbaine, apporte je trouve beaucoup de paix et de recul. Comme lorsque j’avais participé en 1995 à la Transat des Alizés. Ces voyages de plusieurs mois me permettent vraiment de faire le break. C’est un luxe aujourd’hui. Pour cette nouvelle expé, par rapport à Pahi et les alizés, je suis payé et j’exerce mon métier.
J’ai d’ailleurs un plaisir énorme à faire autant des photos que des images vidéo. Construire et finaliser un montage autant que d’écrire un article, retrouver pleinement la photo noir et blanc. Toutes ces activités passionnantes, me procure un grand bonheur.
Je ne me suis pas trompé, c’est sûr, je peux exprimer mes émotions grâce à ces media. Compte tenu de l’émotion que je ressens à l’écoute de la musique ou à l’observation d’une image, c’est clair que l’audio, le visuel et l’écrit sont mes modes d’expression.
En mer, sur la glace ou dans les déserts, les émotions se matérialisent en noir et blanc sur la pellicule et sur le papier. J’aime le voyage, la mer mais pas trop la montagne. Par le passé, j’ai fait de l’escalade ou du parachutisme mais aujourd’hui je n’aime plus être en hauteur. Pourtant, il faut que je grimpe en haut du grand mât de Tara. Pour l’image, pour l’émotion, pour l’avoir fait, pour immortaliser ce paysage si particulier dans lequel nous évoluons.
Côté perso, là aussi des impressions se renforcent, c’est la minute philosophique !
Il me semble qu’au fond dans la vie, on est toujours seul. Mais on peut de temps en temps partager des émotions avec les autres et, là, il y a plein de soleil dans le jardin.
Nous sommes des fourmis perdues dans un espace temps d’une Terre qui nous dépasse, d’une nature qui se joue de notre orgueil et notre prétention.
Je comprends ici, en Arctique, que nous pouvons partager des choses, mais qu’il ne faut pas trop en demander, être trop exigeant.
Des fois nous ne pouvons partager que des sourires, des grimaces, quelques mots sympas.
Avec une femme on partage des sentiments, des discussions, de la tendresse, des caresses, de la jouissance, de l’écoute, des attentions, de la complicité. En un mot, de l’amour. C’est forcément plus fort et nous sortons alors de cette solitude.
Mais dans ce type de relation intime aussi, rien n’est dû, rien n’est acquis, rien n’est immuable et éternel. Beauté et éternité de l’instant présent. Difficile d’en arriver à ce degré de sagesse et de simplicité.
Chimie rare et complexe que celle des relations humaines profondes. Sur Tara, les tensions existent comme partout, mais on se doit de les régler avec intelligence, douceur.
Sinon, dans un espace clos comme celui-là ça deviendrait rapidement invivable. Ne pas laisser s’installer une mauvaise situation, une mauvaise ambiance, régler le différend trouver des solutions. C’est à ça que Grant, notre chef d’expé, s’emploie aussi avec talent.
Il faut autant que possible, chaque fois essayer de ne pas voir que d’un côté, de son côté. Rester ouvert et sans préjugés, ni juger tout court. En livrant ce que l’on pense et en pensant sincèrement, avec conviction, que ce n’est que son point de vue.
Que sommes-nous pour agir autrement ? Avons-nous oublié qu’à l’échelle de l’histoire de la Terre, l’humanité ne représente que quelques minutes. Quelques minutes de l’exploration des talents que la vie, miracle biologique, nous a donné.
Défendre ces idées, même si ce ne sont que des idées. Sans arrière pensée. Avec pureté et sincérité. C’est ce qu’il me reste à exprimer. Simplicité et pureté des sentiments.
Dieu que tout cela est beau et compliqué. Complexe.
Et que notre aventure est courte sur ce sol qui là n’en est pas un !
Combien notre vie est extraordinaire et fragile à la fois. La vie, le présent est émotion pure. Le passé et le futur : des leurres. Une perte de temps. Des souvenirs ou une simple hypothèse en forme de point d’interrogation.
En fait quelle perte de temps ! Nous sommes de toute façon le fruit bon ou mauvais, bon et mauvais de ce passé. Il faut faire le tri, se libérer. Ne pas priver la vie de ce présent qu’est le présent. Vivre ce qu’on a vraiment envie de vivre. Si on a envie de rien vivre on en a le droit aussi.
Freedom. Life is freedom. Never sacrify such a jewel. Je pense que ceux qui sacrifient ce bijou ont peur, de l’affronter et de le vivre.
Dans ce cas là, on se rassure. On se pose, on s’entoure d’objets, on prend un crédit, on fait des enfants. Cela ne suffirait pas, pour moi, pour donner le sens que je veux donner à ma vie. C’est ainsi. J’entends me battre pour ceux que j’aime mais ce que j’aime. Je ne veux pas sacrifier ma réalisation personnelle, même s’il faut faire malheureusement des choix.
« Ce qu’on te reproche cultive le » disait Jean Cocteau, c’est exactement ça. Je rends hommage à tous ceux qui se sont battus pour essayer de vivre un peu ce qu’il rêvait le plus de vivre, quelque soit ces rêves, ceux là on réussit leur passage sur Terre.
Car, c’est bien de ça dont il s’agit.
Le sillage d’une étoile filante un soir particulièrement clair. Si déjà le sillage est joli c’est bien, si en plus il laisse une ou deux belles idées sur Terre c’est inespéré. De là à faire réfléchir pour que d’autres aussi soient peut-être heureux, quel accomplissement !
Tara, l’Arctique et Sasha le russe m’ont fait comprendre le sens profond d’un mot que je connaissais pourtant depuis longtemps : May be…Peut-être !
Vendredi 9 novembre 2007
Ce soir, j’ai l’impression que nous commençons à être sous l’effet de la nuit polaire. Un brin déjanté, voire irascible par instant ou carrément speed, c’est ce que je ressens. En ce qui me concerne est-ce la nuit ou la fatigue qui est à l’origine de cet état ? Difficile de le dire ?
Je dors bien, là dessus il n’y a pas de doute. On s’observe puisque la majorité d’entre nous, vie cela pour la première fois.
En skiant sur la banquise aujourd’hui, je pestais intérieurement sur tout. Les appareils photos dont les batteries tombaient à plat vitesse grand v. Pourtant c’est l’effet du froid, normal.
Puis je reprenais ma colère intérieure sur Minh Ly cette fois. Intronisée guide de randonnée, elle nous laissait à peine le temps d’admirer le panorama de Tara perdu dans sa nuit. J’ai l’impression que je ne suis visiblement pas le seul à me sentir un peu bizarre. A cran.
En tout cas mes yeux me piquent, je suis fatigué et je n’ai pas eu le courage aujourd’hui de faire plus de quelques photos noir et blanc. Je n’étais pas non plus très inspiré. J’ai l’impression de refaire les mêmes photos. Je crois que la corvée de glace ce matin, plus le ski tout cet après-midi, m’ont fatigué. Au moins je vais dormir cette nuit encore comme un bébé.
Le fait dominant de cette semaine a été cet ice-break, cassure de la banquise, dans la nuit de dimanche à lundi.
Après cet épisode, tout le reste de la semaine, la glace a continué à se compresser, casser, bouger pour finalement se ressouder.
C’est ce qui nous a permis de faire cette ballade cet après midi au milieu des hummocks (blocs de glace qui sortent verticalement de la banquise). On avançait prudemment, mais la glace était largement praticable en toute sécurité.
Le peu de lumière qu’il y avait, fournissait quand même à la glace de quoi s’illumimer. Il y avait des blocs impressionnants. Ça laisse imaginer les pressions et la puissance qui est libérée pour rompre de tels murs de glace.
La vie a bien trouvé son rythme maintenant : es banhās, les corvées et les sorties quand c’est possible. Régulièrement, on fait aussi des fêtes. C’est bon pour le moral des troupes.
Hier soir Audun et Astérix nous ont présenté leur modèle de prévision de la fin de cette dérive. Pour eux, si les conditions météo restent les mêmes les jours qui viennent, on devrait passer le 80° Nord entre la mi et la fin décembre. Ceci ne veut pas dire que l’on sera sorti des glaces pour autant.
Suivant qu’on soit près du Groenland ou du Spitzberg, tout peut changer. La banquise longe presque toute la côte est du Groenland jusqu’à l’Islande. Donc par 80° N, on est toujours dans la glace côté Groenland alors que côté Spitzberg, on est en eau libre.
Nous continuons ce samedi une route nord-ouest. La route du sud n’a donc pas l’air encore d’actualité. La dérive transpolaire aurait-elle changé ? L’autoroute du sud est-elle bloquée ?
Le réveil ce matin a été difficile. Après presque neuf heures de sommeil, on a presque du mal à s’extirper de la couchette. Incroyable. Une véritable hibernation. Sommeil profond en plus. Dehors il fait bien noir ce matin, plus de ciel étoilé.
Hier, on a vu un début d’aurore boréale. Mais avec le ciel nuageux comme ça, ça n’est pas évident d’en voir. Autre question sans réponse. Dame nature décide beaucoup de choses ici. C’est ainsi.
Dimanche 4 novembre 2007
Journée cool.
Grasse mat’ jusqu’à neuf heures puis préparation du déjeuner du midi : je suis le cuistot !
Au menu : pommes de terre au four avec lardons et gousses d’ail.
Escalopes de dindes à la crème avec champignons.
Fin de semaine en douceur.
Changement de rythme certain au fur et à mesure que nous entrons dans la nuit polaire.
Le lever se fait vers 8H30 en moyenne pour tout le monde. Petit-déj’ tranquille et, en gros, les corvées commencent pour les uns et les autres vers 10H.
Il faut dire que les gros travaux d’Hercule sont, pour l’instant, terminés.
Le pont est aménagé et tous les parachutes sont à bord. Ainsi que les drums de kérosène, bien arrimés.
Dans cette période où l’activité sur le pont baisse, je trouve qu’il est de plus en plus important de rester actif comme le disait Audun. Il ne s’agit pas de faire des exploits surhumains mais de garder des centres d’intérêt. Comme la photo, les logs pour le site, ce journal de bord.
Ceci dit les corvées du bord permettent de maintenir de toute façon un rythme.
On essuie une nouvelle série de tempêtes en ce moment. Pas de dégâts cette fois pour l’instant. La kapch, tente russe qui a remplacé la tente blanche arrachée par des rafales de vent et récupérée en pièces détachées à plusieurs kilomètres, a été solidement fixée dans la glace.
Chaque fois qu’une tempête commence, on fait d’abord une route nord avant de repartir ensuite vers le sud.
Actuellement on fait route au nord-ouest. Ce qui est étrange c’est que même après un épisode venteux, la glace continue de glisser, de bouger avec l’océan. Comme une inertie, une erre. L’énergie du vent semble emmagasinée par toute la banquise.
Les jours prochains on devrait avoir de nouveaux digging days, les journées de pelletage, la neige a encore recouvert toute une partie du pont.
Lors de la soirée d’Halloween où il avait mordu Hervé, Tiksi s’était montré agressif avec Audun qui l’énervait en jouant avec lui. Hervé B. avait du le corriger ce soir là.
Mais maintenant les chiens sont revenus au calme, particulièrement Tiksi.
Il faut dire que chacun d’entre nous je pense, fait plus attention avec eux.
Moins d’excitation, de caresses, de jeux avec le jeune Tiksi surtout. Une fois l’expé terminée, qu’adviendra-t-il de ce gentil Laïka Yakoutz ?
Il faut en tout cas que je ne relâche pas mon effort en matière de photo et d’écriture. C’est ce qui permet le mieux à mon sens de raconter la vie ici, plus que la vidéo.
23H30, ce même dimanche. Alors qu’après une partie de tarot nous allons nous glisser dans nos couettes respectives, je sors pour satisfaire un besoin naturel.
Pendant ce temps, j’entends au loin dans le noir, des craquements où plutôt des sons un peu sourds.
J’écoute un peu plus attentivement avant d’annoncer cela aux autres équipiers. Je décide de ne prévenir que les deux Hervé et Minh Ly.
Après être sortis de Tara, avoir constaté qu’ils y avaient des tâches sombres inhabituelles autour du bateau, ils braquent le grand projecteur de recherche, révélant un spectacle inouï.
Ce qui, il y a deux heures à peine, était une vaste étendue blanche infinie, s’est transformée en une île entourée d’eau.
Quelle sensation que de retrouver comme ça le son de l’eau. En quelques minutes tout le monde est sur le pont habillé. Autour du bateau, ces cassures, ces leads, s’agrandissent très vite.
Sans s’affoler mais en s’activant quand même, une partie de l’équipage récupère sur la glace le matériel scientifique restant. Les cassures forment maintenant des lits de mer qui s’agrandissent à une vitesse incroyable, la glace est en mouvement.
Ce qui, il y a quelques heures s’étendait à l’infini, ce désert blanc sur lequel nous gambadions avec insouciance, laisse place peu à peu à l’Océan Arctique qui reprend ses droits.
On entend le son cristallin de l’eau. Cette mer gelée reprend vie en quelques secondes.
Une nouvelle page de l’aventure commence à s’écrire dans ces nouveaux éléments visuels et sonores. Jusqu’à deux heures du matin nous rentrerons tout le matériel. Demain au programme plongée sous glace pour Grant et Sam. Pour moi : logs et montage d’un petit film vidéo. Mais avant dodo pour mener à bien tout ça.
En tout cas, une nouvelle phase a commencé ce soir. Elle est loin de me déplaire. Un peu d’action et de nouveauté, j’aime ça.
J’ai cru sentir ce soir une pointe de nostalgie chez Grant et Hervé qui voient le début de la fin de l’aventure approché. C’est certainement un choc pour eux, après plus d’un an de dérive passé à bord.
Vendredi 26 octobre 2007
Nous sommes maintenant vraiment dans la nuit polaire. Plus que jamais le rythme des journées, le fait d’être vraiment occupé est important. Les moments de plaisir et de relax sont donc d’autant plus appréciés.
Le repas, les apéros, le dodo, la lecture, un bon film sur DVD.
Si on se fie à l’avancée de ces derniers jours, on devrait être à Longyearbyen (Iles Spitzberg) vers la fin décembre. Mais le plus tard sera le mieux.
D’expérience quand on finit une aventure, il y a souvent une partie de nostalgie lorsque le port est en vue. Je ne suis pas pressé d’arriver. J’ai tout mon temps jusqu’à fin avril 2008, avec ce congé sans solde.
Et puis lorsqu’on quittera la glace, qu’on ne pourra plus marcher ou skier dessus, ça va beaucoup me manquer, c’est sûr.
Mais on n’en est pas encore là. Alors il faut profiter au maximum de cette aventure.
C’était vraiment magnifique hier soir la lune qui éclairait la glace avec le vent qui charriait la neige. Un pur moment de poésie. Heureusement que je suis venu ici.
Je me suis remis à fond à la photo noir et blanc, je passe des heures dans le froid sans me rendre compte. Comme à l’époque où je me promenais pendant des heures dans les rues de Montmartre à Paris, mon boitier photo à la main. Même sensation de liberté, de paix quand j’écris.
Il faut en tout cas que je profite au maximum du luxe d’avoir le temps. Le must du must, je trouve à notre époque.
Alors que des millions de gens courent partout, avec des contradictions à tous les étages, ici nous avons une vie très saine et simple.
Un mélange de travail physique et intellectuel. Ça me va bien, c’est beaucoup plus équilibré que mon quotidien habituel, où tout tourne surtout autour du travail.
Il faut essayer, réussir à construire autre chose. Plus de liberté, plus de fun, de plaisir dans le travail. On verra sur quoi l’aventure Tara Arctic débouchera. Pour l’instant, CARPE DIEM.
La semaine a été bien remplie avec deux articles écrits pour le journal papier de Tara Expéditions. Michèle Aulagnon, la rédactrice en chef de ce numéro, a apprécié mon papier sur les trois femmes du bord. Tant mieux. J’espère que ce sera pareil pour le portrait de Grant et Hervé.
Cette semaine, il y a eu aussi les envois de reportages vidéo que j’ai tournés et montés pour Paris et les chaînes télévisées françaises. Une fois compressé, les envois de ces reportages durent des heures. Pendant les quarts on relance la liaison satellite des fois dix ou vingt fois. La transmission iridium se coupe très souvent. Normal, on fait passer par un trou de souris le maximum d’images et d’interviews. Une vraie galère. On est tellement nord que c’est le seul moyen. Total : presque trois jours pour transférer un reportage classique d’une minute trente secondes. Et ce n’est que la moitié de ce qui m’était demandé. Bref !
J’ai hâte de voir des aurores boréales. Pour l’instant, la lune amène déjà un peu de magie, mais à mon avis les aurores ce sera un cran au dessus.
En tout cas lorsqu’on photographie la lune, on a l’impression de prendre un cliché de la Terre depuis une autre planète. La planète des glaces. Mais non nigaud, c’est la Terre ! Le toit du monde.
Lorsque le ciel est dégagé, c’est aussi une merveille. La Grande Ourse, les Pléiades, Cassiopée, l’étoile polaire, juste au dessus de nous. Et des étoiles, filantes.
Un ciel comme j’en ai déjà vu dans le désert marocain et sur l’océan atlantique, loin de toutes pollutions lumineuses.
Ici le sable c’est la neige. Les dunes sont en glace. En fait qu’elle soit de sable ou de neige, le dessin des dunes est le même et l’artiste porte le même nom : le vent.
Le Borée sculpte la neige et la glace, comme le Sirocco dans le désert de sable. Ils ne se rencontreront jamais mais pourtant ils travaillent avec le même soin, la même technique, le même savoir. Chacun sur sa latitude.
Sinon à cause de la montée d’eau dans les puits de safrans, on a du redescendre pas mal de drums du pont ainsi que les parachutes. Pour faire remonter la ligne de flottaison et ne prendre aucun risque de voie d’eau.
La sortie des glaces reste une préoccupation majeure, tout comme la résistance des trappes de puits de safrans et la flottabilité de Tara. On a une quille de glace de plusieurs mètres de profondeur immergée en dessous de la coque.
Aujourd’hui, on est à 83°30’ N et on descend franchement cap au sud. Du vent est encore annoncé pour demain. La dérive va donc se poursuivre avec une bonne vitesse, elle est actuellement de l’ordre de 0,2 nœuds ! (Moins d’un kilomètre/heure).
Mais le cap est bon !